L’opération était finie. Mélusine frottait ses mains sous le robinet tout en listant ce qu’il lui restait à faire.
– Désinfecter ses outils
– Retirer les bâches
– Les jeter à la poubelle
– Vérifier qu’il n’y avait pas de sang autre part
– Nettoyer en cas de besoin
– Désinfecter la salle
– Remballer ses affaires
– Rappeler Motoko
– Se débarrasser du sac poubelle
– Remettre les caméras de sécurité en service
– Rentrer
Elle oubliait sans doute des choses mais savait qu’elle y penserait au moment venu. Son esprit était doué pour ça. Il ne faisait que réfléchir sans jamais s’arrêter.
La jeune femme revint dans la salle qui avait servi pour l’opération. Tout s’était bien déroulé mais elle ne put retenir un soupir las. Elle aurait aimé ne pas avoir à remplacer ce membre. Elle aurait aimé qu’il n’y ait pas de raison d’exercer ces modifications clandestines. Malheureusement, elle ne pouvait rien faire d’autre. Pour le moment.
Méthodiquement, la jeune femme désinfecta ses outils. L’odeur du produit lui brûlait les poumons mais c’était bien peu comparé à cette frustration qui la rongeait. Elle rangea les pièces mécaniques qu’elle n’avait pas eut à greffer à la chair de son patient du jour et aimanta les lanières de son sac qui émirent un claquement alors qu’il se verrouillait au contact des implants sous ses doigts.
Les bâches maintenant.
Elle les replia délicatement et les fourra dans le sac poubelle avant de scanner la pièce, changeant de filtres oculaires pour être sûre de ne rien manquer. Les autorités, elles, ne rataient jamais rien.
La désinfection se fit rapidement. Elle avait bricolé un appareil très pratique pour ce genre de cas.
– Motoko, c’est terminé. Sécurise la zone et reviens.
La voix de l’androïde résonna au creux de son oreille, lui confirmant son ordre.
Mélusine sortit de la pièce. Ses talons aiguille claquaient sur le sol s’accordant inconsciemment au rythme du goutte à goutte provenant de la fuite du toit. Elle n’était qu’un écho, un fantôme de bioméchanicienne. Elle n’existait pas.
Ses pas la conduisirent quelques mètres derrière le bâtiment, là où reposaient des barils dont la rouille avait rongé les pictogrammes d’avertissement. Elle en ouvrit un, dévoilant un liquide aux reflets phosphorescents et y plongea le sac poubelle qui se désintégra en quelques secondes. Voilà. Il ne restait plus aucune preuve.
Une ombre se faufila près d’elle.
– La zone est sécurisée.
– Parfait.
Mélusine sortit de la sacoche à sa ceinture ce qui ressemblait à un poudrier antique, anachronisme dans cet univers à la fois délabré et moderne. Elle le replaça dans son époque lorsqu’elle l’ouvrit, révélant un petit écran surmonté d’un clavier holographique qu’elle pianota tout en s’éloignant de la zone.
Les caméra étaient réactivées.
Elle dénoua sa crinière qui retomba en boucles épaisses et roses le long de son dos.
– On rentre.
Motoko acquiesça et suivit docilement sa maîtresse.
Sur le chemin, son cerveau réfléchissait, tournait à plein régime, calculait, partait en roue libre, une roue composée de milliers de petits rouages qui ne cessaient de se multiplier au fil de sa réflexion. Son esprit était de ces machines élaborées auxquelles on avait oublié de mettre un bouton d’arrêt et qui, par conséquent, surchauffaient régulièrement.
Mais Mélusine avait trouvé un moyen de s’arrêter. De ne plus penser. Et c’était pour cela qu’elle avait hâte de rentrer. Pour ne plus butter sur ce problème qui l’entourait et lui sautait au visage à chaque regard qu’elle posait dehors, sur ce monde gangrené.
Il lui fallait tout de même affronter les rues. Sombres. Toujours sombres. Les enfants savaient-ils au moins ce qu’était le soleil ? Elle n’en était pas sûre. En revanche ils savaient qui logeait dans cette tour illuminant leur quartier. Ils savaient qui se nourrissait de leurs proches. Ils savaient qu’il n’était pas de bon augure d’être fait de chair et de sang et qu’il valait mieux se rendre le moins appétissant possible, se changer en machine pour ne pas être transformé en bétail.
Se faufilant dans la foule, Mélusine baissa les yeux au passage du scanner contrôlant les identités, pianotant de nouveau sur son poudrier antique. Elle était le bug caché dans le système. Le virus endormi qui sabotait patiemment chaque composant en attendant une ouverture, une faille. On ne devait pas la repérer.
Arrivée devant une petite porte sombre, Motoko l’ouvrit et la jeune femme se détendit. Enfin rentrée.
Elle ne prit pas la peine d’allumer la lumière. Ses yeux passèrent automatiquement en vision nocturne alors qu’elle se dirigeait vers le petit meuble à tiroirs à côté du frigo. Elle l’ouvrit, démonta le fond et sortit un inhalateur noir. Le besoin était urgent ce soir.
Motoko commençait à ranger ses affaires mais Mélusine n’y prêtait plus attention. Elle s’était installée dans son fauteuil, le regard rivé sur l’objet entre ses doigts. Lentement, tremblant légèrement, elle le porta à ses lèvres et exerça une pression de chaque côté.
Le gaz se répandit dans ses poumons et enfin son esprit se mit en pause.
Mélusine ferma les yeux, soulagée.
Il n’y avait plus que comme ça qu’elle pouvait dormir.
Lorsqu’elle les rouvrit, elle fut éblouie par la lampe braquée sur elle. Grimaçant, le cerveau encore engourdi, la jeune femme tenta de bouger. En vain. Elle était attachée sur une table froide. Du métal.
Tournant la tête, évitant la lumière aveuglante en plissant les yeux, elle observa l’endroit où elle se trouvait. Des murs blancs. Des personnes en blanc.
Ça y est, elle avait sa faille.
Un sourire se dessina sur ses lèvres alors qu’elle énonçait une évidence :
– Vous ne savez pas qui je suis…
Ils n’avaient aucune idée de l’erreur qu’ils venaient de commettre en amenant la dernière pièce du casse-tête dans son esprit.
– Effectivement. Il n’y a aucune trace de vous dans aucun de nos dossiers… Mais s’il n’y avait que cela d’étrange chez vous…
– Les implants, hein ?
– Entre autre…
Elle le savait. Elle était une anomalie pour eux. Un mélange d’ancien et de nouveau, d’inconnu et de trop connu, un point d’interrogation dans leur univers. Un grain de sable dans leurs rouages. Avec un peu de chance cette énigme qu’elle représentait lui éviterait le détour par la table à manger. Avec moins de chance elle aura un ticket d’aller sans retour pour le laboratoire. La seconde option était très plausible. Mélusine avait un karma bien particulier qui ne cessait de la surprendre dans le mauvais sens du terme. Elle n’était en vie que grâce à des retournements de situation dignes de deus ex machinas sortis de la plume d’un auteur en manque d’inspiration.
Enfin, c’était facile de se dire qu’elle allait les démolir. Actuellement, elle était toujours immobilisée sur cette table sans aucune idée de comment se libérer.
– C’est fascinant ce mélange de technologies présentes dans votre corps. Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?
Mélusine ne répondit pas. C’était des informations qu’ils ne pourraient pas obtenir en la découpant en petits morceaux. C’était sans aucun doute sa seule chance de survie. Sa seule fenêtre d’action.
Du moins, c’était ce qu’elle croyait jusqu’à ce que la femme en blanc hausse les épaules et que des drones descendent de chaque côté, se déployant. Il n’y avait pas besoin de ticket pour la laboratoire… elle y était déjà.
– Désinfection
Mélusine sentit une brume froide et poisseuse l’envelopper et reconnut l’odeur du produit qu’elle avait utilisé plus tôt sur ses propres outils.
Elle inspira. Expira. Il fallait qu’elle réfléchisse. Qu’elle analyse. Qu’elle trouve une solution. Vite. Et surtout qu’elle garde son calme.
La lampe cachait une grosse partie de son champ de vision mais si deux drones étaient descendus du plafond, elle pouvait supposer qu’il abritait un système élaboré. Ses liens étaient magnétiques, plus solides que le métal auquel ils étaient accrochés.
– Nous allons commencer par les mains.
La jeune femme se crispa à l’idée que ses outils de travail y passent en premier.
Elle se posa alors les questions les plus évidentes. Celles qu’elle aurait sans doute dû se poser en arrivant. Celles qui ne l’aideraient pas à sortir mais feraient tourner son esprit : Comment était-elle arrivée ici au juste ? Comment l’avait-on repérée ? Où était Motoko ? L’androïde n’avait pas pu la trahir, elle l’avait programmée elle-même !
Son fil de pensée fut interrompu par celui de la lame sur la paume de sa main. Mélusine serra les dents quelques secondes pour finir par laisser échapper un cri alors qu’on débranchait l’implant accroché à ses nerfs.
– Fascinant…
La jeune femme sentait les larmes baigner ses yeux et remuait son poignet pour tenter de le dégager à tout prix.
– Bande de sadiques.
Elle au moins anesthésiait ses patients !
Il y eut pour toute réponse que le bruit du morceau de métal qu’on déposait dans le bac que tendait le drone.
Ils n’en avaient pas fini avec sa main. Elle le savait. Il y en avait d’autres sous ses doigts.
Une explosion retentit. Les regards se tournèrent vers la porte mais ce fut du plafond que tomba Motoko. Elle écrasa l’assistant en atterrissant et brisa la nuque de l’autre avant qu’elle ne puisse donner l’alerte.
Mélusine ne savait plus si elle pleurait de douleur ou de soulagement. En tout cas elle était sacrément contente de voir l’androïde !
Cette dernière pointa un petit appareil aux allures futuristes, même comparé à ce monde, sur les liens de sa maîtresse et la libéra.
– Merci…
– Désolée pour l’attente, j’ai mis un peu de temps à repérer la salle de contrôle.
La jeune femme lui sourit en essuyant ses larmes. Un sourire carnassier. Le sacrifice de sa main ne sera pas vain.
– C’est pas grave. Allons-y.
De sa main libre, elle prit l’appareil que tenait Motoko juste avant et, jouant d’une petite molette sur le côté, déverrouilla la porte.
Une alarme retentissait dans le couloir. Mélusine avançait d’un pas décidé, sa main blessée contre sa poitrine, le sang ruisselant le long de son avant bras. De son autre main, armée, elle désactivait caméras et drones tandis que Motoko éliminait toute résistance humaine, démontrant par la même occasion ses compétences de tir. Le duo était impossible à arrêter et plus elles se rapprochaient de la salle de commandes, plus le décalage avec ce monde extérieur se faisait ressentir. Il n’y avait plus à se cacher maintenant que la jeune femme touchait au but. Elle n’était pas d’ici. Pas de ce monde qui lui avait offert l’asile et à qui elle comptait bien offrir une forme de justice en retour.
La salle des commandes s’ouvrit enfin. Saint Graal orné de LEDs scintillantes et d’hologrammes translucides. Le sol fut rapidement jonché du cadavre des techniciens et la porte verrouillée.
– Garde l’entrée
Motoko acquiesça et se positionna près de la porte.
Mélusine, elle, se posta devant le tableau principal. Elle y était enfin. Avec une main en moins, certes, mais elle n’en sera que ralentie.
Son cerveau se mit à fonctionner de plus belle face aux algorithmes qui s’affichèrent. Toutes ces tours. Tous ces systèmes de contrôles des populations. Tout. Absolument tout était ici. Elle commença à taper son code. Elle avait rêvé de ce moment depuis des mois. Depuis qu’elle avait commencé à élaborer ce plan. Si on lui avait dit qu’elle rentrerait aussi facilement…
Bientôt, on commença à tambouriner aux portes. Il fallut gérer les tentatives de contrôle en plus du piratage qu’elle effectuait. Le temps jouait contre elle.
Les minutes semblaient interminables et la douleur insupportable, mais Mélusine se refusait à abandonner. Elle déversait sa fureur dans chaque commande qu’elle entrait jusqu’à ce que commencent à imploser les premières tours.
Les portes cédèrent.
Il ne fallait surtout pas qu’on mette la main sur ce tableau de bord. Il lui fallait encore du temps. Laisser son virus agir. Laisser l’apocalypse faire son œuvre.
– Motoko, lance l’autodestruction.
L’androïde la regarda. Ses yeux paraissaient presque humains, comme traversés d’un doute.
– Êtes-vous sûre ? Vous allez mourir si je le lance.
– J’en suis sûre.
Elle préférait mourir plutôt que de laisser toutes ces horreurs continuer.
Motoko sembla se désarticuler et émit un petit clic. Pas de compte à rebours. Pas d’annonce. Pas de deus ex machina d’auteur en manque d’inspiration. Mélusine songea qu’au moins, elle avait choisi comment finir. En donnant de l’espoir. Une chance à d’autres de vivre.
La jeune femme sourit en voyant l’androïde s’illuminer. C’était magnifique.
Une lueur plus forte encore apparut dans son champ de vision. Une petite étoile flottant autour d’elle. Mélusine se retourna et écarquilla les yeux.
Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait plus vu de portail.